Quel est votre parcours, et comment vous a-t-il amené à travailler sur la question des femmes ?
J’ai un triple parcours. Je suis anthropologue et j’'ai suivi un programme d' « études des femmes » (Women studies) à Vancouver au Canada, dans les années 90. C'est un programme qui était assez développé à l'époque dans les pays anglo saxons, qui est arrivé un plus tard en France. L’idée était d’étudier le monde à travers le regard des femmes et le prisme du genre, via toutes sortes de disciplines que soit l'histoire, les religions, la science, les arts, la littérature. Comprendre où sont les femmes, et comprendre pourquoi elles ont été moins présentes dans toutes ces disciplines et quelle est finalement l'autre histoire que cela raconte. La construction sociale du genre a finalement influencé beaucoup de choses.
Je suis ensuite partie en Inde à plusieurs reprises sur des séjours assez longs pour travailler sur l'agriculture, puis les mouvements féministes indiens, de manière informelle. Puis j’ai démarré une thèse en France, mêlant écologie politique, approche anthropologique et questions de genre. L'écologie politique, cela consiste à étudier les questions d’accès et de contrôle des ressources naturelles, et comprendre les rapports de pouvoir qui en découlent. Ma thèse portait sur le contrôle politique du vivant ; j’ai travaillé avec des paysannes du sud de l'Inde. J’ai été assez influencée à cette époque-là, dans les années 90, par les travaux de Vandana Shiva, sur la biodiversité, les semences, etc. J’en suis venue à travailler en profondeur sur les manières dont les paysannes gèrent la biodiversité, les semences dans une région semi-aride de l’Inde du Sud. J’ai aussi étudié les changements induits par la commercialisation de l’agriculture (le passage d’une agriculture vivrière à une agriculture plus tournée vers le marché), et la manière dont, finalement, les femmes se sont trouvées dépossédées de leur savoir-faire, de leur connaissance et de leur capacité de décision dans ces systèmes agricoles plus intensifs. C’est par ce biais que j’ai abordé la question du vivant, comprendre ce que cela signifie pour les femmes de gérer leurs semences, les cultures, et ce qui se passe quand on introduit des semences hybrides ou des OGM comme le coton dans les années 2000 en Inde.
Depuis vingt ans, j'essaie de développer des approches de recherche participative, en utilisant des outils et des méthodes qui permettent de donner la parole aux gens du terrain. Je me suis un peu éloignée de la recherche pure, pour faire une recherche plus engagée, plus militante, mais qui permet de comprendre des enjeux, de repérer des besoins, notamment des femmes, dans un certain nombre de contextes et de systèmes. Je continue m'intéresser à la place des femmes dans le monde agricole. J'y travaille depuis vingt-cinq ans. Je travaille comme consultante pour Oxfam et pour différentes organisations internationales dans le cadre de projets de développement. J'apporte une analyse, mon regard ou des outils qui permettent d'affiner la compréhension du rôle des femmes dans le monde agricole, dans différents pays du monde. Je m’intéresse aussi aux impacts du changement climatique sur les femmes, pour mieux comprendre comment elles sont impactées, différemment des hommes, et pour montrer pourquoi il est essentiel que les projets d’adaptation prennent en compte la dimension du genre et s’adressent aussi aux femmes.
Que pensez vous de l’expression « retour à la terre au féminin » ? A-t-elle un sens ? Si oui pour vous lequel ?
Il y a beaucoup de diversité quand on parle des femmes agricultrices, avec des profils extrêmement variés, mais globalement, on peut repérer une approche qui est un peu différente. Et il y a des tendances qu'on retrouve de par le monde, j’ai pu le voir lors d’une récente enquête menée dans 4 pays pour la Fondation RAJA-Danièle Marcovici sur l’agroécologie et les femmes. Donc, pour moi, oui, il y a un lien. Ce n’est pas une question de biologie, ou de féminisme. Ce sont plutôt pour moi des choses assez structurelles. Les etudes menées par IPES-FOOD montrent qu’il existe des schémas de développement agricole qui correspondent à un « modèle agricole dominant ». Et typiquement, dans ce modèle dominant, les hommes – plus que les femmes – sont la courroie de transmission. Ce développement agricole, et cette modernisation est passée par les hommes. En Inde, les techniciens agricoles qui venaient sur les fermes pour introduire les pratiques de révolution verte, toute la « modernisation » liée aux engrais et aux pescticides, s’adressaient aux hommes. Les femmes sont toujours restées un peu à la marge de ce système-là, parce qu'on considère que c'est l'homme le chef d'exploitation. Et en France, c’est exactement la chose. Les femmes avaient finalement des domaines qui leur étaient un peu réservés : les potagers, la petite volaille, etc. Donc, elles étaient sur l'exploitation mais avec beaucoup moins de « reconnaissance ». Dans l’ombre, elles ont préservé une sorte de liberté d'une certaine manière dans leur relation à la terre, dans la relation au monde vivant. Elles sont moins soumises au regard des autres, moins soumises à l'idée qu'il faut qu'elles soient à la pointe d'un progrès technique considéré comme le nec plus ultra dans le monde agricole. Et de ce fait, elles inventent et sont capables de réinventer des systèmes. Elles sont plus ouvertes par exemple à la vente directe. Les circuits courts sont souvent développés par les femmes sur les exploitations : elles développent un atelier de transformation pour le lait, vont faire des yaourts, de la viande en caissettes, trouver leur place sur les marchés. Les néorurales qui s'installent en agriculture ont souvent envie de faire partie d'une transition, d'un changement de modèle : elles innovent, s’installent en bio, à plusieurs parfois. Tout cela vient aussi par la question de l’alimentation, liée à la construction sociale du genre (puisque faire la cuisine au quotidien, cela reste une tâche assignée plus aux femmes qu’aux hommes, même si chez les jeunes, on observe des changements).
Globalement oui, pour moi ça a du sens de parler de retour à la terre et féminin. Sur le territoire des Hautes Alpes, où j'ai mené beaucoup d'enquêtes, on a vu ce retour. La transition agroécologique est souvent portée par des femmes. Il y a des jeunes femmes, y compris des femmes diplômées, qui reviennent aussi à la terre. On a de plus en plus de profils très variés dans le monde agricole, notamment chez les femmes.
Quel lien avez-vous observé entre féminin et agroécologie ?
Les femmes sont un peu les piliers, les pionnières de l'agro-écologie, pour les raisons que j'ai citées plus tôt. C'est un peu la prolongation du fait que les femmes sont les nourricières encore aujourd’hui dans beaucoup de pays du monde. Le fait que le changement arrive plus facilement, et se fasse plus vite avec les femmes tient aussi à ce que j'ai dit au début : c'est-à-dire au fait que les hommes sont plus « attachés » au modèle dominant, et que c'est plus compliqué pour eux de sortir de ce modèle pour des questions d'endettement notamment, mais aussi pour des raisons sociales et symboliques. Je l’ai montré dans l’étude OXFAM sur les inégalités de genre en agriculture en France : les femmes gèrent en moyenne des plus petites exploitations, elles sont moins endettées et ont plus tendance à se lancer dans la diversification.
Dans mon enquête sur l’agroécologie en Colombie, Sénégal, Inde et France (pour la Fondation Raja-Danièle Marcovici), où il s'agissait de comprendre le rôle du genre dans ces projets, j’ai aussi constaté que les femmes développent des activités annexes liés à l'agriculture, à une petite échelle, à la fois pour essayer de donner du sens à leur vie et pour produire une alimentation équilibrée et retrouver les savoir-faire traditionnels. La logique de développement agricole économique et commerciale est moins présente. Elles ont une liberté qui leur permet d’explorer autre chose, de se reconnecter à la nature, de tester des cultures commes les plantes médicinales sur des petites parcelles, ou de se lancer dans l’apiculture. La conclusion générale de l’étude est qu’il y a bien une agroécologie portée par les femmes et qu’il convient de développer une analyse genre des projets (pour éviter le risque d’appropriation des activités par les hommes lorsqu’elles deviennent lucratives, comme cela a pu être le cas avec le karité en Afrique de l’Ouest par exemple).
Quand on parle d’agroécologie et de genre, on aborde des questions plus larges, comme celle de la répartition du travail dans le monde agricole, avec notamment tout ce qui relève du travail domestique et de la transformation à la ferme.
Un des freins à l’égalité sur les exploitations agricoles vient de la charge domestique, qui est le plus souvent portée par les femmes, tout comme la transformation et la comptabilité. Les agricultrices partent donc avec un handicap parce qu'elles ont moins de temps à dédier à des activités d'agroécologie. Et donc, si on veut une agroécologie qui soit équitable du point de vue du genre et qui promeuve l'équité, il faut aussi prendre en compte ce déséquilibre.
Sinon, il y a toutes les chances que les femmes restent un peu sur le bord du chemin parce qu'elles manquent de temps pour s'impliquer, s'engager, apprendre des nouvelles pratiques agroécologiques. Cela concerne la France mais aussi les pays du Sud où les tâches ménagères représentent un énorme fardeau quotidien.
Quelle est votre définition de l’agroécologie ?
L'agroécologie, c'est à la fois un mouvement, une discipline scientifique et des pratiques de terrain, dans les champs et au niveau des écosystèmes. C’est aussi un mouvement social qui s'interroge et transforme les systèmes agricoles et alimentaires à l’échelle des territoires.
Il existe finalement deux systèmes, en fait, l’un dominant, qui reçoit beaucoup de subventions, tourné plutôt vers l'exportation, la commercialisation, la production à grande échelle, et puis des systèmes paysans, qui cherchent à revaloriser la production locale avec des liens étroits entre alimentation, agriculture et territoires.
Quelle est la contribution des femmes aux transitions ?
De plus en plus d’études montrent qu’on a un pourcentage de femmes important dans les initiatives de transition. Le genre est un outil d'analyse pertinent. Une des raisons qui amènent les femmes à œuvrer en faveur des transitions, c’est que les femmes et les hommes ne sont pas égaux au regard des transitions. Si on prend par exemple la question de la précarité énergétique, on constate que celle-ci touche les femmes d’une manière singulière, notamment celles qui sont à la tête de familles monoparentales. Dans de nombreux pays, la différence d’accès aux études est aussi un facteur d’explication, car il creuse beaucoup les écarts entre hommes et femmes. Lorsqu’on parle de changement climatique, on observe que les femmes peuvent être plus vulnérables en cas de sécheresse, de manque d’eau, d’inondations. Elles portent des responsabilités plus lourdes, sont moins mobiles, moins fortunées aussi globalement que les hommes. Doter les femmes de compétences pour faire face, pour s’adapter, par exemple sur l’énergie solaire, est très important.
Les femmes sont un accélérateur de la transition. On le voit dans le champ politique également. Je lisais dernièrement une étude qui m'a interpellée, et qui montrait que dans les pays où il y a un pourcentage de femmes parlementaires élues plus important, la prise en charge de la réduction des émissions de gaz à effet de serre était plus rapide. C’est intéressant de voir des études scientifiques démontrer cette intuition que j’ai depuis longtemps.
Et par ailleurs la dimension du collectif est vraiment ancrée. Les femmes se rassemblent pour porter ces sujets, aussi parce qu'elles sont souvent marginalisées en tant qu'élues. J'ai vu aussi, au niveau du GIEC, des femmes scientifiques qui ont eu le souci, l'envie et la préoccupation de se rassembler en tant que femmes scientifiques. Toutes sont confrontées à des inégalités salariales, d’accès aux postes à responsabilité.
Qu’est-ce qui explique l’exposition des femmes plus forte au changement climatique ?
On trouve une forte proportion d'hommes qui vont migrer, quitter les zones à risque, des migrants économiques qui vont aller dans d'autres pays. Au Sahel par exemple, celles qui restent en majorité sont les femmes dans les villages. Et ce sont elles qui gèrent à la fois les cultures, les problèmes d'eau, les enfants et les personnes âgées qui restent elles aussi dans les villages. J’ai enquêté directement dans plusieurs pays pour le programme des Nations-Unies pour le développement, au Niger, au Cap-Vert et au Cambodge. Et là, il était très clair que si le projet n'était pas genré, ne tenait pas compte des besoins spécifiques des femmes, on allait passer à côté de du sujet. Moins mobiles, assignées à des tâches domestiques nombreuses, les femmes ont moins la possibilité de sauver leur vie. Elles sont aussi confrontées à des violences sexuelles qui augmentent en cas de crise climatique liées à des inondations, des cyclones.
Je me suis ensuite interrogée pour savoir si cette différenciation de l'impact du changement climatique se retrouve dans l'agriculture et j'ai fait quelques enquêtes sur le sujet pour Oxfam France. Il est ressorti notamment que sur des exploitations viticoles, c'est le travail de la femme qui est « la variable d'ajustement ». En cas d’aléas météo ou climatique, ou quand la sécheresse s’installe, c'est elle qui va faire un travail salarié pour compenser les pertes de l'exploitation viticole.
Puis, j'ai pu échanger avec une agricultrice en Corse qui m'expliquait qu’elle monte des ruches plus en altitude pour s'adapter au changement climatique (pour échapper à la chaleur ou à la sécheresse par exemple). Et en faisant cela, elle se retrouve sur un territoire très masculin, dans des lieux où elle n’a pas nécessairement créer de liens localement pour pouvoir déposer ses ruches. Elle s’est ainsi retrouvée face à des garde-chasse, des maires, des agriculteurs et des apiculteurs : tous sont des hommes, des hommes ayant un certain pouvoir et qui voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une apicultrice célibataire sur « leurs terres ». Cette apicultrice a vécu des situations de harcèlement et des menaces.
Donc, quand l'adaptation pousse les femmes à sortir des sentiers battus, à chercher des solutions, et elles peuvent se retrouver face à des situations où les inégalités existent, mais n’ont pas été visibles jusque-là ; et soudain, ces inégalités deviennent visibles.
Comment se font les transitions ? De quelle ordre sont elles ?
Un exemple me vient en tête, celui d’une ferme d’élevage bovin en Loire-Atlantique, tenue par un couple qui a essayé de penser la ferme en fonction de la répartition du travail global, y compris la charge domestique. Le couple s’est dit : « Nous, on veut avoir une vie de famille avec nos enfants, on ne veut pas sacrifier notre vie de famille pour l’exploitation ». Cela implique des transformations économiques (diminuer le temps de travail, choisir la mono-traite, la vente du lait sans transformation), et c’est un modèle de ferme qui intègre aussi fortement l’écologie (avec le retour à l’herbe au lieu de faire les foins par exemple). Et cette ferme permet effectivement à chaque associé.e (dans le couple) d’être polyvalent, autonome, et d’avoir du temps avec les enfants et des vacances. Quand elles sont bien pensées, les transitions peuvent être à la fois donc économiques, écologiques et sociales.
J’ai eu l’occasion d’échanger avec une personne de Women Engage for a Common Future, une organisation qui a conduit un travail dans l’Ain avec des femmes rurales. Ces femmes avaient le souhait d’apporter une valeur ajoutée sur leur territoire. Céline Burdin, la chargée du projet, a constaté une déconnexion totale entre ce que les structures d’accompagnement pouvaient proposer et les besoins de ces femmes rurales dans leur projet d’entreprenariat agricole. Elle préconise de former les acteurs économiques de l’accompagnement et du financement, notamment les banques et les structures de formation. Il faut leur faire toucher du doigt cette question du genre.
Les femmes se tournent aussi naturellement vers l’entraide les chantiers collectifs sur les fermes. La solidarité entre femmes, le fait de pouvoir se parler dans des espaces non-mixtes, créer des réseaux, sortir de l'isolement : ce sont des choses importantes qui permettent aux femmes d’avancer ensemble sur les questions de transition, de manière très concrète.
Quelle serait votre recommandation pour favoriser le retour à la terre au féminin ?
Je pense que la première urgence, c'est que les institutions prennent la mesure de ce retour à terre au féminin ; je pense qu'on est encore très, très loin du compte. Donc, c'est super ce que vous faites, ce « rassemblement » d’actrices et d’acteurs sur ce sujet du retour à la terre au féminin. C'est pour ça que je suis ravie d'y contribuer. Les ministères de l'agriculture, et les autres institutions doivent prendre conscience que c'est un vrai sujet, un sujet qui mérite beaucoup plus de moyen et une meilleure compréhension des enjeux.
Avec les enjeux de départ à la retraite des exploitants agrcioles arrivant à 65 ans et plus, il va y avoir besoin d'un renouveau. Tous les syndicats agricoles le disent : il faut rendre l’agriculture plus attractive pour les femmes, parce que le renouveau passera entre autres par elles.
Bien sûr, je pense aussi au développement des groupes de femmes. Ce sont des espaces absolument essentiels pour construire des alternatives : les femmes se retrouvent dans ces espaces où elles ne sont pas jugées pour leurs compétences, où elles peuvent s'exprimer beaucoup plus librement, je pense, et elles ne se sentent pas « en compétition ». Ce sont des lieux où les femmes peuvent élaborer leur propre vision de l’agriculture, construire de la solidarité, penser des alternatives. Il faut vraiment des ressources à la fois humaines, matérielles et financières pour créer et animer ces groupes de femmes, de paysannes ou d’agricultrices, et assurer leur continuité dans le temps.
Je pense que le rôle des hommes dans cette transition est très important : il y a là aussi besoin de beaucoup plus d’espaces de dialogue et de discussions, pour créer des prises de conscience, oser aller vers l’inconnu. Cela fait aussi partie de la transition.
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